La maison des nerfs

Photo Líria Dora Orlowska © Re/cogito

Je sais bien que je suis dans ma tête et que cette tête est dans la maison ; reste que je souhaiterais ne me dire que dans cette tête. Car je sens dans ma tête que celle-ci comme les têtes que j’ai eu à rencontrer autrefois est percée. Je souhaiterais donc reculer dans ma tête, reculer et m’enfouir, jusqu’au fond, après avoir colmaté les ouvertures ; je pourrais alors me dire vraiment dans ma tête, au sein de son creux, y demeurer et déclarer : Je sais bien que je suis ma tête. Mais je suis dans la maison. La maison elle aussi est percée, pour ne pas crier que la maison est déboîtée. Les plaques de la maison sont jointes entre elles de manière grossière, excessivement grossière, et des milliers de fissures me font entendre que la maison a du jeu. Je ne puis être divisé entre ma tête et la maison parce que, en dernier lieu, je suis autant dans l’une que dans l’autre. Et dans l’une comme dans l’autre, j’y suis depuis longtemps. J’y suis depuis si longtemps que je reconnais toutes les planches de la maison au bruit particulier de leurs frottements et que je sais évaluer avec précision l’étage où elles se situent en comparant le degré d’étouffement des craquements. Le bois de la maison remue, et – toc-toc sur la tête – l’ossature grince muée et remuée sans relâche ou si peu. Depuis mon nid d’aguets, à l’écoute de l’ambiance branlante de la maison qui n’est pas un bateau (encore que…), je conjecture, différenciant les divers planchers des chambres posés sur les poutres maîtresses qui ressemblent à s’y méprendre à de géants alligators en chocolat (je ne dis pas de sottises, les nœuds proéminents imitant à merveille les deux narines pointées hors de l’eau du plafond), je reconnais à l’oreille les portes de chacune des chambres, ainsi que les fenêtres dont ils tirent ou repoussent les battants en un éclair et, évidemment, je connais de fond en comble le spectre sonore de l’escalier, marche après marche, par le craquètement des rampes qui donnent l’impression de se désolidariser peu à peu pour s’affranchir du garde-corps lui-même disjoint, je crois, du limon d’appui, garde-corps qui couine de tangage à chaque descente ou à chaque remontée ; quant aux marches insoumises disons que le piano n’a jamais été accordé. Ainsi ai-je appris à distinguer, concert après concert, les sons de tranches de bois – les craquements, toujours les craquements ! – qui se détachent de l’air porteur, et non seulement les sons marron du bois massif arpenté au galop mais les bruits argentés des machineries électriques qui leur permettent, à ce qui me semble, de faire descendre et remonter des charges immenses sans passer par les marches de l’escalier central, machineries que je différencierais des nombreuses pompes qui pompent ce que je ne comprends pas, des minuteries électroniques qui leur indiquent je ne sais quoi, des tintements argentins d’écuelles, de bols, de coupes, et les conséquences probables de l’égouttement de ce qui doit être des cuillères ou des couteaux en fer, des entre-chocs de fioles de verres de différentes natures et d’épaisseurs variables, et j’entends avec acuité le résultat sonore de maniements d’ustensiles inimaginables d’ici, ainsi que le grincement insensé des gonds rouillés sur lesquels pivotent avec difficulté les lourdes portes de ces armoires dont je suis en droit de me demander comment elles sont parvenues jusqu’au deuxième étage d’un bloc ; sans parler des chasses d’eau par lesquelles cataracte l’eau chargée d’immondices inconnus et un nombre farfelu de mécanismes en tous genres, du fonctionnement d’une foultitude de clés aux pressions innombrables de boutons qui ne sont pas nécessairement des interrupteurs, et j’en passe, je passe sur le téléphone, naturellement il y a le téléphone, comme je passerais volontiers sur cette torture de fuite, ce cruel goutte-à-goutte situé quelque part dans les murs, lequel non seulement dissimule sa part de responsabilité dans l’humidité excessive de la maison mais se rend coupable de l’infiltration du temps qui me passe dans la tête car, goutte de plomb après goutte de plomb tombée dans ma clepsydre, c’est bien l’écoulement du temps dont je suis obligé d’endurer le couperet fluide interminable (c’est bien ma veine, à moi qui bénéficiais d’une horloge rouge silencieuse dans la chambre !). Je ne parle pas de la rumeur ni du bruit de fond de la maison en ce que l’air de la maison est plus rond, plus compact, et que cet air dans les fissures du bois ne circule pas. À ma connaissance de jour, l’air interne ne sort pas davantage de la maison, il n’a pas le temps lors des ouvertures éclair des petites baies, de toute manière il ne ferait pas le poids devant l’air du dehors. De ce dernier je n’entends pratiquement rien mais j’en ressens l’apesanteur et cette lourdeur m’est un excès ; je le sens pénétrer de toute sa masse à l’intérieur, mais comment fut-il possible de bâtir trois étages de maison à partir de murs poreux à ce point ?! Ou bien les murs à l’instar des planches intérieures se sont-ils lézardés depuis des siècles et laissent-ils s’immiscer la touffeur extérieure, laquelle alors se transforme en ce gaz chaud connu pour être le plus propice à la propagation de la musique comme de la discorde ? Et passée cette pénétration déplorable, la moiteur externe trouve par-dessus le marché un allié dans l’humidité produite du goutte-à-goutte qui l’alimente en eau et lui permet de se transformer en la moiteur interne d’une maison tropicale qui ne connaitra des Tropiques que les désagréments. Mes désagréments personnels, hormis ceux qui relèvent de mon écoute et qui vont arriver sous peu, mes désagréments dus à l’air de la maison relèvent de ma surface tactile pour la raison suffisante et fort simple que mes désagréments sont épidermiques ; ce sont les champignons. Et les champignons en colonies de moisissures gagnent du terrain mais je crois pouvoir me déclarer penser que l’on n’y peut strictement rien parce que, dans le cas contraire, on ferait quelque chose. Donc je ne m’étendrai pas sur les champignons qui, après avoir mangé le bas des draps, vont certainement me grignoter la plante des pieds et je ne connais pas la raison pour laquelle j’exagère à ce point. J’équilibrerais l’exagération en certifiant que j’apprécie l’odeur des champignons comestibles ou non.

Je connais les concerts selon leur ordre sempiternel d’apparition, à force je les attends aussi un peu, il faut me l’avouer. À chaque début de concert je suis alerté car chacun d’entre eux se fait systématiquement précéder par un coup de sonnette qui prend un certain temps à se réverbérer dans toute la maison, du rez-de-chaussée au premier puis au second étage jusqu’au mien, et ce qui était au départ le son insignifiant d’une sonnerie prend encore davantage de temps pour s’évanouir fluet dans le silence qui n’existe pas dans toute la maison (je le saurais), pour me signifier que ça va recommencer… J’appelle concerts les sous-ensembles majeurs de bruits confus (dont j’ai déjà donné quelque aperçu des tranches de bois au téléphone) qui font partie du grand ensemble des bruits distincts que j’ai, plus ou moins et j’insiste sur le moins, identifiés depuis belle lurette dans la partition. Concerts à la fois de planches (ah ces planches ! toujours ces planches ! les morceaux de bois qui constituent le fond de cuisine sonore de la maison, parquets craquants sur lesquels s’écrit sa symphonie infecte !), de craquements, donc, que je situe avec exactitude sur le squelette de la maison, de cliquetis épouvantables, de boules d’acier frappées, que sais-je ? de toutes ces choses qui sonnent ensemble régulièrement en scandant la journée selon un emploi du temps dont j’ignore le fondement pratique mais qui serait celui d’un affairement presque continu entre les heures creuses. Les heures creuses suivent de près chaque concert. Le premier concert a lieu vers huit heures trente, le second vers midi, le troisième vers dix-sept heures et le dernier vers vingt-et-une heures, et chaque même jour répété se glissent dans la grille quotidienne de menus solos encore plus incompréhensibles et très brefs qui mettent néanmoins un désordre impossible dans la tête de ma maison. Je ne sais pourquoi exactement ces solos, d’une brièveté proprement sidérante, m’exaspèrent davantage que les concerts plus longs et réguliers… Sans doute parce que, primo, ils sont le fait d’un seul corps qui vaque ici et là dans la maison avec une impudente liberté, secundo, ce corps ne peut m’être étranger, tertio, les solos de ce corps dissipé sont irréguliers donc imprévisibles donc explosifs et, tertio prime, en désaccord rythmique avec la ponctualité des concerts de ce fait plus rassurants (…!). Bref, dans le fouillis de cette cacophonie (qu’il s’agisse des quatre concerts réguliers ou de la multitude des impromptus), je m’applique à dénombrer les sons comme à essayer de les diviser les uns par les autres. Aujourd’hui j’excelle à distinguer un grincement de porte d’un claquement de sangle, je me surpasse dans la reconnaissance des différences acoustiques, par exemple entre la résonance de ce que j’imagine être une pièce métallique (d’une longueur qui me laisserait faire remarquer qu’une telle chose en métal n’a rien à faire dans une maison habitée) et un gémissement de robinet improbable, ou entre ce que je m’abuserais à entendre comme la ventouse rageuse d’un aspirateur en mousse et le souffle électrique d’un ventilateur d’une bouche d’aération où se broierait de la limaille (dans laquelle je subodore néanmoins la présence de quelque nid de guêpes en verre). Bref, je me creuse la tête à tenter d’imaginer ce qu’ils farfouillent. Il m’est donc inutile de préciser que ces remue-ménage, bien qu’ils m’apparaissent quotidiennement (quel que soit le jour en ce que, de mon point d’ouïe, les jours demeurent interchangeables) et d’une composition semblable, équivalente, les uns après les autres, ces tintamarres me plongent dans un état d’alarme maximale pendant lequel je ne sais pas où je suis – bien que je sache suivre la maison pas à pas. Je veux dire que, sans bouger, de mes deux pavillons affûtés, à fleur de peau, presque à vif, émergeant à la surface grise des draps comme deux périscopes roses, je suis avec une précision tout électrique leurs faits et gestes que je situe dans la maison à la planche près. Ce, lors des concerts comme lors des solos du corps qui les organise semble-t-il, lequel demeure à la maison pour l’unique raison, me suis-je persuadé afin d’attiédir en vain mon avidité de mettre à jour les ficelles de la maison, qu’il ou elle remporte probablement le titre de premier habitant de la maison et que, arrivé le premier, il n’était plus question pour lui d’en démordre ; et les autres lui rendent visite quatre fois par jour durant une demi-heure pour faire de la musique pratique ensemble, hymne au bruit domestique dont le fondement m’échappe comme je me le suis déjà beaucoup dit. À demeure, nous serions deux par conséquent (je ferais le second, admettons), encore qu’il m’arrive de me souffler qu’ils pourraient tous ensemble de concert s’occuper d’un troisième larron immobile dans un lit par exemple, bien malin sera celui qui me le découvrira. Décrèterais-je pour m’apaiser que nous sommes deux un point c’est tout, pour commencer – oui – dans les heures creuses ainsi que la nuit (car la nuit, il ne m’échapperait pas que l’habitant tripatouille la moindre clé). Ainsi n’affirmerais-je pas que, la nuit, je me repose apaisé par l’extinction des bruits : le bois se détend de toutes ses contractions subies en journée, les planches s’étirent et pètent sur l’élastique du temps nocturne, me faisant l’impression aux oreilles de ce que serait le craquement d’une allumette dans l’obscurité pacifiste censée être dépeuplée pour les yeux, et alors c’est affreux d’entendre ça dans la pénombre avec le poids du silence habité du dehors qui met la maison sous tension. Car la nuit le poids de l’air ambiant est plus lourd sur le toit, à ce qui me semble, et ce qui me semble fait beaucoup trop à entendre pour me souhaiter bonne nuit après avoir prié la chouette de se taire s’il-vous-plaît.
Je dépends donc de mes oreilles qui sont les écoutilles de la maison. Parce que, de la maison, je ne vois pas grand-chose mais j’en entends des tonnes, les tonnes de ces choses qui craquent, qui tremblent sous le poids déplacé d’autres choses, des choses qui élancent leur plainte le long des pas, au fil de démarches robustes ou sous la poussée de flexions athlétiques ou dévotes, de coups amortis sur les murs – secousses molles puis soudainement la brisure d’un élan –, tant de meubles à la merci de périlleux déboîtements… que sais-je encore du traitement corporel de ces choses ? séparé que je suis à l’étage supérieur (séparé bien qu’inclus dans la maison bien sûr). L’étage supérieur est le dernier palier avant le toit et l’évasion (je l’imagine cette évasion, je me la permets en sachant bien que, d’une part, il n’est pas souhaitable que je m’évade pour la simple mais néanmoins secrète raison dont le secret m’a échappé et que, d’autre part, si je devais m’évader, pour réchapper de l’incendie qui couve dans les maisons dont les os sont en bois, ce ne serait point par là, à savoir par l’atmosphère du dehors qui me serait nocif instantanément, ou alors me plais-je à m’imaginer exploser en plein vol ! allez savoir pourquoi). L’étage supérieur est celui que l’on visite le moins car, mise à part ma personne dans un lit, il n’y a rien à y voir. Or ce n’est pas vrai. Si je devais décrire tout ce qui peut être vu simplement depuis ma couche dans cette chambre, il me faudrait y consacrer une année complète, au bas mot, à raison d’un centimètre de description par jour. J’en conclurais précipitamment qu’ils préfèrent ne pas me voir. Je ne les vois donc pas. Ce que je vois principalement, je le vois par la lucarne diamétralement opposée à mon lit. Et, là, c’est une merveille… J’y verrais tant ! plongé dans la lucarne des heures – si ce n’était les craquements ! … Dans les arbres… enfin j’imagine les arbres parce que je ne perçois qu’un détail de leur feuillage vert sensible balayer un morceau de tuile rouge. Le vert des feuillages est sensible parce qu’il se modifie, qu’il éponge la lumière si subtilement qu’il anime de mille manières le micro-paysage du tableau de ma chambre : un morceau de feuillage trempé de pluie ? – cela suffit. La fenêtre se compose de seize carrés de vitre (quatre par quatre, chacun des carrés nécessaire au carré qui les parfait) par lesquels j’ai appris à me délasser de peinture parce que, ainsi découpée, la miniature se compose d’elle-même d’une manière abstraite ; mais je vais m’en lasser, je sens que le vent tombe. Aujourd’hui, à l’aube, j’ai regardé les feuilles danser à contre-jour les derniers soubresauts d’un orage nocturne. Mais hier, lors du troisième concert, poignant de la très étroite bande de jour entre le rideau noir et le montant de la fenêtre, je l’ai vu, ce flou triangle rouge brique noyé dans le gris ambiant, troublé à travers l’épaisseur du verre où perle la buée de ma transpiration ambiante, un bout du toit mais le toit d’une maison de coron un jour de travail de surcroît, et toute la lourdeur du ciel sur la mine, je l’ai vue, la brique humide, la rue pavée trempée et la suie par-dessus, l’univers concentré du mineur je l’ai vu, la vie du Nord pliée dans un triangle minuscule, translucide et tremblant et faux, je l’ai vue ! puis triangle envolé au surgissement d’un craquement plus détonant et plus énigmatique que les autres ! … D’où m’était-il venu, ce triangle ? Je n’ai jamais vécu dans le Nord ! Je ne comprends pas, je ne comprends pas cela entre autres choses vues, je veux parler de ces choses qui me donnent la berlue à travers ces seize carrés de vitres qui n’en font qu’un. Quoi qu’il en soit, ce que je vois ne fait pas de bruit pour autant, je n’en parle à personne et pour cause, bien qu’il m’ait pris l’idée saugrenue d’en écrire des messages pour leur montrer de ce que je vois l’impossible, mais je ne dispose d’aucune espèce de chose qui me permette de faire autre chose que d’écouter le déroulement sans queue ni tête de la maison et d’observer, distant, la modification des ombres à travers la lucarne à laquelle jamais n’a été pendu le moindre rideau noir, vert pomme ou transparent.
Peut-être ignorent-ils que je suis à mon poste là-haut, au-dessus des deux étages sur lesquels ils s’affairent à leur manie de faire des bruits ; peut-être ignorerais-je qu’il faut produire un bruit pour exister dans la maison, mais comment m’y prendrais-je pour ne pas faire un bruit comme ça, lorsque comme ça signifie strictement pour rien puisque, jusqu’à preuve du contraire, je suis dans la maison pour écouter les leurs ?! Ou bien m’ont-ils oublié ; ou bien je ne les intéresse pas cependant que ce qu’ils fabriquent m’intéresse au plus haut point (mais il est vrai que je n’ai aucune chose à faire de particulièrement prenant à côté), car il ne me paraît pas faux de spécifier que le moindre tintement, la moindre petite friction sur le bois d’un parquet me fait cogiter un quart d’heure suivi d’un autre en prime nécessaire pour me calmer. Au reste, d’un crépuscule à l’autre, je m’intéresserais à leur démangeaison phonique plus consciencieusement s’il n’y avait les détonations sèches, ces craquements impossibles qui me projettent hors de moi à la vitesse d’une balle de fronde ! Il n’y a bien que durant les heures creuses que je me désénerve un peu, je veux dire me grattant les orteils d’une manière relative à tous les autres craquements à venir.

Mais je ne dirais plus comme cela aujourd’hui, les bruits qui me préoccupaient n’étaient pas dus à la manipulation des choses ou des chaises sur les parquets craquants, non, pas tant que ça, disons que les craquements ce n’était pas grand-chose comparés à leurs voix par-dessus. Ces voix s’expriment sur un ton qui ne me laisse présager de rien, ce ne sont pas des murmures, des messes basses, ni davantage des escarmouches, mais de franches discussions dont je n’entends, bien entendu, aucune chose comme un mot. Nul mot distinct et à peine des syllabes, si pauvres que je ne parviens jamais à les reconstituer en nom commun (mises à part de triviales expressions, exclamations et interjections reliées à des propositions ou des formes de questions qui, elles, ne me parviennent jamais aux écoutilles, et certes je pourrais en citer quelques-unes, ça et là, de ces expressions, à l’occasion, mais je n’en suis pas sûr) ; c’est trop sourd et coupé d’une manière qui me permet d’affirmer que je sais de quoi je parle quand je parle de lointain proche. Me reste néanmoins l’ondulation idiomatique par-dessous, incontestable, ils ne feront pas oublier la langue française ! Les voix ne forment pas une armée, j’alléguerais en avoir à ce jour distingué six, peut-être sept, selon leurs intonations particulières, aiguës ou graves et, pour certaines d’entre elles, par la récurrence de ces expressions distinctives qu’elles se sont appropriées pour une raison qui m’échappera toujours. Mais, à ce jour, je ne suis pas parvenu à démasquer laquelle de ces voix habite à la maison, peut-être que son niveau de fréquence n’est pas clair, ou bien est-elle tenue à l’impossibilité de parler ?… Reste que toutes les voix se connaissent puisqu’elles se parlent. Ce sont des voix énergiques ou pressées, des voix qui n’ont pas que ça à faire, c’est audible, et ces voix, exceptée l’une ou l’autre qui loge à la maison, déguerpissent après chacune des quatre concertations (les concerts, dois-je le préciser ?! se sont mués dès lors en de troubles concertations, je n’ai pas dit conspirations, pas encore), ces voix décampent vaquer à des occupations extérieures dont je saurais imaginer la teneur encore moins que de celles qui s’enchaînent à l’intérieur de la maison, j’entends vaguement des pneus crisser sur le gravier puis l’air faussement silencieux de la maison revient pour la hanter et la voix indigène trottiner par-dessus. Le plus curieux restant selon moi (et selon moi bien sûr) que les visiteuses apparaissent toujours au coup de sonnette pour s’éclipser toutes ensemble puisqu’elles prennent le large en même temps, sauf une (voire deux avec celle du larron ?) qui continue avec moi par-dessus qui l’entends.
Me voici incapable de relater ce que se disent ces voix, donc. Je pourrais, à la rigueur, rapporter ce que j’en dirais moi, ce qu’elles provoquent chez moi, mais je crois suffisant d’avoir exposé les conditions initiales de ma situation vis-à-vis de ces voix pour ne pas devoir en rajouter une couche et élever le chiffre déjà aigu de mon degré de préoccupation, cette dernière étant l’incidence majeure de ces voix en moi à longueur de journée (parce que des voix, la nuit, il n’en existe pas : la chouette hulule, c’est vrai, mais elle ne me parle pas). Et ces voix ne m’autorisent pas à m’affirmer entendre des voix fantomatiques parce qu’elles sont incarnées dans les craquements de planches que leurs corps produisent dans le bois de la maison et que, ces craquements, je les situe dans le déroulement et les étages de ma maison avec l’exactitude d’un sourcier, lors des concertations comme lorsque l’habitant s’évertue à lutter seul sur tel ou tel parquet. Donc ces corps en prise avec le bois et à qui appartiennent ces voix qui se déplacent, ou l’inverse, existent bel et bien puisqu’ils sont les sources de mon agitation interne !
Je sais bien que je suis dans la maison et que je ne suis pas le seul ; reste que je souhaiterais me couper de cette maison, c’est entendu. Car je crois que ma tête souhaiterais être la seule à gouverner dans sa maison comme je le suppose de la plupart des têtes que j’ai eu à rencontrer dans le temps. Je souhaiterais donc couper ma tête de la maison, m’envoler comme une sterne par la fenêtre ; ma tête très au-dessus de la maison dessinerait quelques loopings sans laisser de trace, ma tête se frotterait aux nuages, voilà qu’elle inspire de l’air frais, enfin ! – je pourrais alors me dire vraiment dans ma tête ! coupé de la maison ! libéré de mes ligaments qui ne sont pas des cordes de violoncelle mais des chaînes hérissées d’échardes ! – pour redescendre me percher sur le toit, déclarer aux yeux hypnotiques de la chouette : Je savais bien que je suis ma tête ! Mais je suis cloué à la maison alors que la maison manque de clous, pour ne pas m’écrier que la maison est déglinguée, mais je ne suis pas sûr de la cause à l’effet.

Puis s’ouvrit l’époque des hypothèses.

Mais je dis hypothèses, posées rationnellement à l’écoute de ce qui prend lieu dans la maison, lorsqu’il pourrait s’agir de rêves ou de cauchemars, c’est au choix, comme de toute autre invention de mon fait passée par le filtre louche de ma comprenette, ou pas. C’est que je ne suis pas certain que ces hypothèses n’aient été fomentées dans le sommeil qui m’atteignit de plus en plus souvent durant les heures creuses à cette époque de la maison, ou bien ce que je prends pour de la sieste n’aurait été que de longs évanouissements sous le poids de la touffeur ou sous l’intensité de mon éréthisme lors des concertations mouvementées ? Des hypothèses comme ça me sont venues pour me signaler quelque chose, comme ça signifiant dans la maison de ma tête placée au centre d’une toile de fils qui ne sont pas des fils mais des cordes frottées, des boyaux ou des ondes de signaux ou des tendons en bois.
Or, en ce temps-là c’est vrai, je disais hypothèses mais je ne dirais plus comme cela aujourd’hui, les hypothèses qui m’occupaient ne pouvaient remplir les conditions sous lesquelles je suis placé encore aujourd’hui, non, c’est impossible. J’admets que les hypothèses se sont avancées comme cela, de manière à demeurer invérifiables, mais si parfaitement invérifiables qu’elles seraient apparues vraies sans, pour ma part, avoir éprouvé le besoin de le démontrer ; or ces hypothèses, suppositions, ne sont pas absolues, c’est impensable ici dans la maison de mes articulations aux poutres, au plancher et aux murs, je veux dire dans la maison de mes corrélations et que, si j’avais à le démonter sur-le-champ, j’avancerais à mon tour le définitif argument selon lequel si ces hypothèses ne sont absolument pas vérifiables en elles-mêmes, elles le sont forcément les unes contre les autres et, par conséquent, s’excluent entre elles et tombent les unes après les autres comme des dominos. Des hypothèses de ce genre, il ne pourrait s’en vérifier qu’une et une seule dans la maison, or me sont venues une multitude d’hypothèses invérifiables vraiment invraisemblables, donc absolument fausses les unes comme les autres. Aussi ces hypothèses ne pèsent rien en comparaison de tout ce que j’ai su démontrer jusque-là ; ma maison dans la tête est tellement propice à l’interprétation qu’il me faut non seulement me méfier mais nier en bloc toute supposition non prouvée suffisante en elle-même. Si je tenais aux hypothèses sur le moment, aujourd’hui je n’en retiendrais pas, ou peut-être une, au besoin, mais certainement pas les autres, de cela j’en suis sûr, et surtout pas l’hypothèse des infirmières s’il-vous-plaît, et encore moins celle du restaurant naviguant – où suis-je ?!

Or c’est dommage.

Certes, un restaurant ne m’aurait pas déplu, une coque ou un boui-boui en bois, une taverne flottante transportant sa cambuse à travers océans, une auberge maritime, un trois-mâts hôtelier aux sons duquel nous naviguerions tous ensemble, moi de ma vigie munie d’un haut-parleur entre mer et ciel fendant l’air envers et contre tout, eux du grand-pont et des cales, au rythme de la restauration des vacanciers de cette croisière authentiquement grinçante : Le navire est en bois, Messieurs Dames ! Mais d’un bois découpé, menuisé, agencé trois ou quatre siècles passés ! L’insonorisation n’avait pas été inventée, Messieurs Dames ! … Mais enfin on ne saurait manger à la hâte en dévalant l’escalier d’un bateau pour le remonter cinq à six fois durant le petit-déjeuner, le déjeuner, le goûter et le dîner, on ne saurait avaler quoi que soit en maltraitant lourdement le grand-pont, y pratiquant des contorsions tout en manipulant des appareils sans nom qui font des bruits peu ragoûtants et inutiles sur une mer déchaînée de surcroît, ce, quatre fois par jour je me répète, en tenant ferme une discussion avec les autres passagers et convives (on ne parle pas la bouche pleine, qui plus est, attention), le tout au pas de charge du grand-pont à la cale, pour finir par payer une somme astronomique ses repas aux embruns, pour ne pas mentionner les vomissures, une fois que tout ce monde, plus ou moins, sera revenu au port de départ ! Non ! Et puis la nature des sons de la maison ne correspond en rien au grand air ! Sur le coup du navire-restaurant, je me suis laissé aller à la fantaisie la plus illusoire, c’est irréfutable (sans mentionner le crissement des pneus refusé en pleine mer (or la mer je pourrais bien l’entendre…)).
Il va me sembler également justifié d’avouer que cela m’aurait davantage enchanté d’entendre C’est l’infirmière ! Je me serais dit c’est une nouvelle, sans doute, qui s’annonce, elle ne maîtrise pas encore la sonnette… C’est l’infirmière ! aurait donc signifié qu’une nouvelle infirmière remplaçait désormais une ancienne infirmière du lot des infirmières qui menaient le branle-bas de combat dans la maison quatre fois par jour, cela était très clair. C’est l’infirmière ! aurait été la seule phrase perceptible en tant que telle qui serait remontée jusqu’à moi depuis des années. Instantanément, le petit centre hospitalier dûment installé dans les murs de ma maison, ma connaissance… du moins mon interprétation des sons en aurait été accrue dans une telle proportion que jamais je n’aurais eu à l’idée de pouvoir l’imaginer. Me serait apparue une clarté interne ; j’aurais composé les épisodes de la maison avec les ustensiles innombrables de la médecine, dont les seringues en verre. Seringues sur lesquelles la dernière pichenette du doigt des infirmières désireuses d’y faire sauter la goutte de trop, celle qui précisément aurait fait déborder le vase chez moi, aurait produit l’éclat sonore d’une tête d’épingle stellaire, l’éclat instantané d’une étoile sonore dans le ciel de ma nuit car, et davantage chaque jour, j’aurais pris l’habitude de fermer les yeux dès la sonnerie précédant l’entrée en scène du ballet des infirmières qui aurait accompagné depuis C’est l’infirmière ! les concerts et les concertations. La maison en aurait tout gagné… Tout ?… — Non : la maison aurait gagné beaucoup du côté de la netteté, ma tête l’aurait en partie déchiffrée car la maison serait devenue en partie déchiffrable, étage par étage, parquet par parquet, bien que la plupart des bruyantes opérations fussent restées indéterminables, je le concède. Mais déchiffrer un vacarme, même de façon très approximative, n’est pas s’en protéger… Oublions : j’aurais fermé les yeux, donc, lors de ces accès d’activité durant lesquels la maison se serait transformée en petit hôpital et j’aurais souri comme il n’est pas permis c’est-à-dire en continu. Bref, je n’aurais été qu’une tête à l’écoute satisfaite d’enchaîner les épisodes de sa maison et mon obscurité intérieure serait devenue inversement la source d’un éclairage maîtrisé et d’un doux, je veux dire d’un consolant éclaircissement du bien fondé de ma tête, je voulais dire du bien fondé de la maison qui craque de partout. Depuis C’est l’infirmière ! j’aurais compris et accepté que les concerts et les concertations n’auraient été en fait que les résultats acoustiques des faits et gestes hospitaliers, donc bienveillants, de la danse des infirmières qui étaient aux petits soins de … de qui ? De qui donc s’occupent-elles ?! Puisque toutes les voix, infirmière ou pas, toutes les voix qui dansent dans la maison sonnent la bonne santé ?! … Serait-ce la plausible troisième voix supposée silencieuse que j’ai imaginée couchée infirme dans son lit qui serait l’objet de leurs soins ? Une voix assurément très mal en point s’il faut tant de bruits pour maintenir en elle le petit souffle de la vie… La voix que jamais je n’ai perçue souffler ?! La voix de toute leur attention ? La voix unique autour de laquelle s’enroulent et se déroulent les déplacements dans la maison ?! L’œil du cyclone de la maison ? Mais où ?! À quel étage se situe donc le pôle malade de la maison puisque les autres voix ne cessent de bondir d’un niveau à un autre et retour ?! Dans quelle chambre coule la source noire de la maison ?! La voix sorcière de la maison ?! depuis laquelle les sorts les plus redoutés, les sortilèges les plus insidieusement maléfiques se répandent dans la maison jusqu’à moi ?! La voix responsable de tous les maux qui m’habitent la maison ! La bouche d’ombre ! Qui sait ?! Sommes-nous trois ou bien deux habitants à la fin ?! Bon sang ! … Peut-être qu’ils sont ensemble, la voix en bonne santé et la voix grabataire… Peut-être qu’ils sont de mèche… Cela dit, pourquoi pas ? La ligue d’une voix couchée et d’une voix intrépide… ― Oui, pourquoi pas, cela s’est déjà vu, n’est-ce pas ? — Si. … Un couple, donc… Bien… Mais alors moi ?! Ferais-je partie des meubles ?! Compterais-je pour zéro ?! O… Un O qui craque ! … Et si c’était moi… ? Et si j’étais le patient de toutes leurs attentions… ? … Hein… ? … — Nenni, c’est insensé : jamais personne, en uniforme d’infirmière ou en costume d’anesthésiste, n’est venu à l’étage supérieur m’injecter des somnifères, des euphoriques ou des neuroleptiques, je le saurais. Les infirmières ne sont jamais montées me voir, j’aurais entendu un vacarme inédit, de cela j’en suis sûr. J’aurais écouté amusé les deux ou trois premières infirmières de tailles différentes monter à pas de loup en toute fausse discrétion, je me serais délecté à l’oreille de leurs pointes de pieds maladroites sur les marches du colimaçon qui mène à l’étage de ma nuit, marches dont je ne connais aucunement les sons particuliers puisque, encore une fois, nul n’est venu ici. Par conséquent, j’aurais entendu du nouveau et le nouveau réveille. Des grincements métalliques suspects m’auraient aussitôt éveillé à l’imminence d’un danger, tout du moins à la possible remise en cause de ma sécurité relative. … Non, encore une fois non ! Où avais-je la tête pour supposer une pareille hypothèse issue de l’hypothèse des infirmières (elle-même dérivée de la phrase nigaude d’une débutante) ?! Et pourquoi n’irais-je pas jusqu’à échafauder un plan chirurgical en supposant que les infirmières, toutes les infirmières ! dont la soliste comprise dans le service de la maison vingt-quatre heures sur vingt-quatre (ou bien est-elle déguisée en infirmière car c’est un infirmier ou pire encore le médecin-chef ?!), préparent depuis des années une longue et périlleuse opération… Et mon opération !? Oui, pourquoi pas ? Pourquoi pas ?! Pourquoi pas mon énervation, tant qu’elles y sont ?! … Serais-je d’accord avec la décision de procéder à mon énervation prise dans ma maison… ? Et cætera et cætera, et cætera.

Vers la fin de l’époque des hypothèses, je me suis murmuré que les voix croient peut-être que je suis un animal et que je ne sais rien de ce qui se trame, que j’ignore leur menée à mon encontre, leur construction, leur tissage, par-dessous ; peut-être même ont-elles déjà ouvert les fenêtres des étages inférieurs pour passer par l’air infecté du dehors, remonter les murs au moyen de leurs robustes tentacules, ce, jusqu’au toit pour l’entailler, y percer un petit trou puis, à force de forer, un oculus et m’espionner à loisir ; puis fondre sur moi : de leur regard aigu lancer leurs yeux-missiles afin de me transpercer dans mon sommeil de chien ! … Je ne suis pas un chien. Je ne suis pas un cobaye. Je sais qu’elles m’écoutent, elles savent que je les écoute : je suis l’oreille dressée du qui-vive en personne ! Je ne fais pas partie des animaux qui ne savent pas que les hommes derrière leurs caméras les observent et qu’ils les enregistrent pour regarder leur vie intime, ensuite, à la maison. … Ou bien alors qu’ils me plaquent sous l’étouffoir que je crève dans le silence ! … Je ne suis pas une chose non plus comme ne le sont toutes les têtes habitées que j’ai eu à rencontrer jadis. Je ne sais pas comment l’époque des hypothèses a pris fin, je ne sais pas non plus à quelle époque car l’horloge s’est arrêtée sur une heure inconnue. Les voix aussi sont reparties vers leur propre inconnu depuis les paliers craquants desquels elles m’asticotent toujours, pour ne pas protester qu’elles me tourmentent ! pour ne pas tempêter qu’elles m’horripilent !

Mais je ne dirais plus comme cela aujourd’hui, les bruits qui me préoccupaient n’étaient pas tant les voix, finalement, non. Disons que ce n’était pas grand-chose comparé à ce qui serait la manipulation de choses qui ne sont plus des choses, ni des câbles ni des veines.

Or cette manipulation m’a échappé.


Franck GOURDIEN

Mon travail ne se divise pas en textes et films, il s’entrecroise. Entre les récits en prose et les films-essais (http://franckgourdien.free.fr/) serpente un fil dont la couleur m’échappe. Ou bien serait-ce celle-là même que je tente de saisir en vers depuis quelques mois dans les cercles minuscules de mes jours – la poésie ?

[VI 2014]