Voici L’Homme: il est nu

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Photo Líria Dora Orlowska © Re/cogito

Qu’est-ce que l’Homme ? Que vient-il faire là ?

L’Homme est ce qu’il s’apparaît à lui-même. Personne pour lui indiquer ce qu’il est; qu’il se débrouille. Voilà pourquoi il est à lui-même sa propre majesté, le scintillement de son apparaître théologique, « à l’image de Dieu » – quoi que cela puisse signifier, et qui n’est pas aussi sûr qu’on le pense . . . A cet égard, d’ailleurs, et Leibniz et Sartre sont bien naïfs ; ils reprennent cette . . . sacro-sainte métaphore du potier (« L’homme est à Dieu ce que l’argile est au potier », Leibniz), de l’artisan, sans guère se soucier de sa pertinence – car qui peut vraiment croire que les auteurs hébreux antédiluviens, dans leur infinie sagesse, pouvaient envisager ainsi la relation entre l’Homme et son Dieu ? En tout cas, on y parle, dans la Genèse, d’une créature, l’Homme, qui « domine » les autres créatures. Dominer ? Comment donc ? Comme un dévorateur, comme un instituteur, comme un père ? Comme un frère ? Ce n’est déjà pas simple; pauvres de nous.

Et voilà l’anthropologie moderne, depuis le début du 18° siècle – et reprenant une conception que Platon expose, déjà, dans son Protagoras : l’Homme, au contraire des autres espèces animales, est largement indéterminé; pour survivre et subsister, il a fallu que la Nature trouve autre chose que les griffes, les crocs et le pelage: et voilà son cerveau, son intelligence. Indéterminé : il lui faut donc à chaque fois se fabriquer lui-même – et cela le distingue des créatures à instinct, l’Abeille, le Castor – être à lui-même son propre potier façonnant une bien ingrate argile. Conception que reprend Sartre, à sa manière très rhétorique et très radicale. Oui, encore, pauvres de nous : quel travail ingrat et harassant de devoir se malaxer soi-même à longueur d’existence !

Alors, voyons: l’Homme originellement et essentiellement maître des créatures, ou bien potier « nu et inerme » (Linné) de lui-même? Question sans doute mal posée. Il semble plus pertinent de s’interroger : l’Homme comment ? L’Homme pourquoi ? Faut-il ou non éliminer la seconde de ces questions ? Faut-il intimement relier les deux ? Pas d’inquiétude : à pas de crabe, nous y répondrons.

Dansons, chantons, contons

Qu’en somme, l’intelligence remplace l’instinct, chez l’Homme, donne une place particulière à la transmission : langage, techniques, règles sociales, nécessitent un apprentissage et sont susceptibles de progrès considérables, indéfinis et peut-être infinis; l’instinct, lui, ne progresse pas, comme en témoignent les hécatombes de pigeons et de hérissons aux pourtours de nos villes. D’où, chez l‘Homme, l’importance vitale de la transmission. Personne ou presque ne semble apercevoir, à cet égard, que si la raison, la transmission réfléchie, laborieusement rationnelle joue un rôle prépondérant, il ne faut pas oublier le rôle au moins parallèle qu’y joue l’intuition, c’est-à-dire, une transmission plus sensorielle, plus empirique et plus spontanée : chants, danses, contes (ô combien !) transmettent un contenu précieux et vital, largement inconscient. Le parent qui ajoute la Petit Chaperon rouge ou L’Empereur nu aux représentations de l’enfant ne sait pas nécessairement au juste ce qu’il transmet – mais il sent bien que cela est précieux, et indispensable. On ne saurait insister assez sur l’importance de cette donnée ; on ne saurait mettre suffisamment en garde cette pédagogie intuitive et spontanée contre les endiguements et les écrasements d’une mauvaise rationalité ignorante de la réelle, de la profonde interpénétration de l’intellect et de l’intuition dans les facultés humaines. Elle se traduit sans doute dans toute culture humaine, sans exception aucune.

Voici l’Homme, voici les poux

Au-delà de la particularité culturelle, il y a, peut-être, sûrement, l’universel humain – bien que peu d’hommes en soient intimement persuadés : l’Inuit ne perçoit d’homme que lui-même et son groupe social, tandis que selon Levi-Strauss, l’Indien d’Amazonie traite le quidam de la tribu voisine d’œuf de pou. Mais nous, cela va de soi, nous sommes des grandes personnes.

Et cependant, comment saisir cet universel posé principiellement par notre culture héllénico-judéo-chrétienne ? La notion de personne, d’origine à la fois romaine et chrétienne, en a été la pierre d’angle. Les progrès du droit, comme le veulent les juristes et philosophes de l’Aufklärung, semblent, à première vue du moins, nous en rapprocher – bien qu’ils se heurtent à d’immenses difficultés empiriques : qu’on songe aux déboires du droit international au sein maigre de la SDN, puis de l’ONU !
Mais encore : pour saisir cet universel, il apparaît que la littérature a été au premier plan. Elle le pose dans ses édifications narratives, dans l’application de cette raison narrative qu’analyse notamment Paul Ricoeur: car en effet, partant inéluctablement d’une culture donnée, elle manifeste l’évidence (réelle ou non) de cet universel. Mais autre chose : cet universel se donne aussi et davantage dans une intuition supérieure : la Mystique rhénane, le soufisme ou le bouddhisme Zen parviennent ainsi à cet élément pur de tout mauvais particulier, de toute contingence empirique : à l’Homme nu. Certaines expériences auxquelles on pense bien trop peu permettent aussi cet accès : celle notamment de l’existence individuelle et collective vécue dans les régions où se frottent de graves antagonismes culturels, ces régions qui ont le privilège du malheur historique : Alsace, Silésie, Transylvanie, . . . Les frottements des particularités y mettent à jour, sans cesse, le nu du socle humain et y font apparaître sous la mousse le diamant de l’Homme. Et voilà ce qu’on osera nommer le bon infini.

La contemplation de la Nature joue parfois un rôle essentiel, voire initiatique, dans la perception de ce bon infini, de cet universel. On pensera à tel roman alsacien où le « héros », victime des confrontations incessantes entre deux grandes cultures, dépasse cet antagonisme quotidien en contemplant le Rhin : véritable synthèse, par delà l’antithèse des particularités rivales. C’est là le moment sacré, béni, où la Nature reflète en miroir la nature humaine et la révèle à elle-même.

Mais, cette fois en une perspective plutôt négative, nous flottons aujourd’hui dans un indéfini brumeux, celui que produisent le nivellement et la destruction de la culture, et par là, le déracinement de la capacité de transmission intuitive des règles sociales. Une fois la culture transgressée et peut-être, sabordée, nous voilà dans la nef mondialisée d’un individualisme forcené, générateur de nihilisme, donc de vide et d’absence : et voici le mauvais universel, au plus bas dénominateur commun de l’humanité. Et la destruction des règles sociales produit une civilisation psychotique : alors que Freud analysait et dénonçait, en son temps, les impératifs et les interdits facteurs de refoulement et de névrose, mais posait en même temps leur nécessité dans le processus civilisateur, une mauvaise interprétation de ses analyses (à partir du Surréalisme) clame l’obligation de les supprimer; elle arase par là aussi l’utilité éducative de la confrontation individuelle avec ces interdits. Psychose, oui : une société dont les individus dérivent dans leur existence sans anciens ni nouveaux parapets, un aplatissement mercantile des valeurs, des dirigeants qui croient, souvent avec sincérité, que tout va bien. Un château de nimbo-cumuli sans nulle consistance . . .

A quoi servent l’Eléphant ou le Macareux moine ?

De façon significative, nous répondrions à cette question : à rien. Ou bien : à soulever des troncs de teck ; à réguler le pullulement du menu fretin dans les eaux islandaises. Réponses exclusivement envisagées sous l’angle de l’intérêt humain. Mais l’Homme lui-même, à quoi sert-il ? A rien ? Imagine-t-on l’Eléphant ou le Macareux moine nous expliquer qu’ils servent à eux-mêmes, à leur propre espèce, sinon rien ? Alors, qu’en est-il de l’Homme ?

Des auteurs assez récents, Albert Schweitzer ou bien Hans Jonas, nous livrent une réponse assez complète et plutôt satisfaisante : la conscience de l’être humain, qu’on peut qualifier à bon droit de supérieure, lui permet et lui donne le devoir de veiller sur ce que, selon la Genèse, il domine et supervise: la Nature et les créatures qui la composent. Solution simple, et qui résout toutes les autres questions secondaires quant à l’Homme : celle de son origine, de sa destination propre, du sens de l’Histoire humaine (des indigènes de Polynésie, qui selon Kant, sont heureux mais ne portent pas l’humanité plus loin à nos Munichois qu’aujourd’hui, on autorise à se promener nus dans les rues); celle de son universel postulé en Occident. Heidegger ne dit rien d’autre, d’ailleurs, lorsqu’il définit en substance l’Homme comme l’étant, le lieu par excellence où s’effectue l’expérience de l’Etre : importance première, pour Heidegger, de la « Terre » (de ce que nous appellerions la Physis), où l’Homme installe ses dispositifs, technique, raison et . . pensée.

L’homme, assurément, est responsable de tout, des bactéries à la Baleine bleue. Mais peut-on se figurer un Homme qui serait un roi non destructeur, un guetteur vigilant ? Remarquons cependant que même son activité destructrice peut contenir un sens, et donner un sens à l’évolution de l’univers ; l’eschatologie philosophique, de Bossuet à Marx, le répète sans cesse. Et cette considération revêt une grande fécondité théologique : on pourra avancer comme tant d’auteurs que Dieu, octroyant à l’être humain une liberté immense et effrayante (l’ayant condamné à être libre, dirait Sartre), lui a offert par là une immense responsabilité, qu’il assumera ou non. Qu’il le fasse ou non donnera de toute manière tout son sens (c’est-à-dire aussi son orientation) à la destinée de tout ce qui compose et habite ce monde.

Laissez le vivre !

L’homme, sans doute, n’est pas mort, au contraire de ce qu’affirme Michel Foucault. Il lui faut des pratiques intuitives de transmission et de création, par delà les techniques rationnelles et inconsidérées d’écrasement technologique; il y faut la confiance en ce qui fait réellement l’être humain, à savoir une synthèse effective d’acuité intellectuelle et de profondeur intuitive. Il y faut la confiance en l’Homme, au-delà de toute peur. N’ayons pas peur. Cela se fait et se fera sans nous, sans le technocrate et, même, sans le philosophe, dont Hegel a eu le génie de remarquer qu’il venait après le crépuscule.

Marc CHAUDEUR

Lire :

Albert SCHWEITZER, Kultur und Ethik, 1923, München .
Martin HEIDEGGER, L’Origine de l’œuvre d’art,Tübingen, 1932; Lettre sur l’Humanisme, Tübingen, 1947.
Claude LEVI STRAUSS, Race et Histoire, Paris, 1951.
Hans JONAS, Prinzip Verantwortung, Frankfurt, 1979.
Frank TINLAND, La Différence anthropologique,Paris, 1977.
Pierre LEGENDRE, La Fabrique de l’Homme occidental, Paris, 1996.
Etc !

Marc Chaudeur: Né en 1959. Philosophe de formation, a travaillé sur l’ Epistémologie et sur Kierkegaard. Alsacien. Traducteur des langues scandinaves et, souvent, de l’allemand. Auteur d’un roman, de nouvelles. Poète modeste et en somme, inaccompli – comme presque tout poète . . .

[VI 2014]